Transcription :
Pressy-les-Pernes, le 16 Juillet 1915.
Ma chère Lisette,
Cette lettre ne va pas te parvenir par la poste militaire ; un sergent, renvoyé du front
pour aller travailler chez Vermorel à Villefranche-sur-Saône, va la porter à
Châlons et la jeter à la poste. Je puis donc t’écrire en toute sécurité et te
renseigner avec plus de précision.
Notre dépôt de passage est cantonné à Pernes, petite bourgade dont je t’ai envoyé une carte hier ; ma compagnie est logée à 1 Km de là, à Pressy-les-Pernes ; c’est un village comme Mazilly, mais très sâle, bâti tout en briques et même en torchis. Bien que le pays soit très fertile et les récoltes superbes, les gens y sont malpropres, sans aucun goût ; leurs logis et leur cours sont d’une sâleté repoussante ; aussi vivons-ns le moins possible avec eux. Ma chambrette, tout humble qu’elle est, me permet de m’isoler souvent et j’en suis tout heureux. Nos journées sont bien remplies, mais sans excès de fatigue ; la table est substantielle ; le commandement assez paternel. Donc, tant que je serai ici, n’aie pas le moindre souci à mon égard.
Mon dépôt alimente la 58ème division, formée de 3 regiments du Centre (295ème , 285ème et
256ème) et de 3 regiments du Languedoc (280ème, 281ème et 296ème) ; cette division,
commandee par le général Bolgert, est rattachée au 21ème corps d’armée
commandér par le général de Maistre ; enfin ce corps appartient à la 10ème
armée sous les ordres du général d’Urbal, lui-même commandé par Foch (chef d’un groupe
d’armées) Le colonel du 295ème se nomme de Bercegol.
Cette 58ème division tient les tranchées à l’ouest de Lens et de Liévin (Angres, Grenay - Bully, Buval, Sailly, etc.) ; elle établit la liaison entre les Anglais au nord et l’armée d’Arras.
Depuis q.q. temps ce secteur est plus calme, bien que la canonade s’entende jour et nuit, à 25 Km du front où je suis. Cette division n’a jamais eu de repos depuis le début de la campagne aussi est-elle épuisée, moralement surtout ; peut-être sera-t-elle envoyée au repos afin de la remettre d’aplomb.
Je t’ai dit un mot, précédemment, de l’etat d’esprit ici. Il me paraît franchement mauvais ; les hommes sont indolents, grincheux, désobéissants ; les gradés n’ont plus ni confiance, ni courage. Tous affirment que la trouée est impossible ici, et que les Allemands ne pourront pas être repoussés de chez nous ; ils ne desirent que la paix au plus tôt, et même la paix à tout prix. Ils croient encore qu’une campagne d’hiver est impossible, pour la bonne raison que les régiments se rendront plutôt que de souffrir encore 6 mois dans les tranchées ; déjà des compagnies entières du 17ème et du 256ème se seraient rendues aux Boches tout récemment, pendant les dernières attaques ; lorsqu’on ordonne une attaque, beaucoup de soldats ne sortent pas des tranchées, de sorte qu’on en fait passer en conseil de guerre et que ceux qui attaquent sont fauchés en raison de leur petit nombre. La trouée était faite devant Lens le 9 et le 10 mai, d’après mes nouveaux camarades ; mais le commandement français n’aurait pas su profiter immediatement de cette heureuse surprise, laissant aux Boches le temps de fermer la brèche ; depuis l’artillerie ennemie dépense ses gros obus sans compter, laissant l’impression qu’elle est admirablement pourvue de munitions. Autre chose : on prétend que les civils nous trahissent souvent, qu’on a du fusiller plusieurs notabilités
pour espionnage, que nous sommes trop tolérants à l’égard de la population civile qui continue à vivre sur la ligne de feu, que des femmes viennent faire la noce avec les officiers et même certains généraux jusque dans les cantonnements de 1ère ligne. Certains disent même que nos aviateurs deviennent couards, que notre artillerie est negligente, que notre service de santé au front est à la fois dur et peureux. Tu vois que rien ne trouve grâce devant ces censeurs ; il est probable qu’ils exagèrent beaucoup, et qu’ils se servent de q.q. faits exacts pour généraliser injustement. Mais le fait certain, c’est que leur moral est très bas ; souhaitons qu’il n’en soit pas de même dans les autres secteurs, sinon nous serions fichus. Autre conclusion : nos journaux nous renseignent très mal, aussi bien sur l’ennemi que sur nous-mêmes ; le pays vit dans l’illusion et il tombera de haut lorsqu’il apprendra la vérité. Tu vois que la situation n’est pas gaie et que le milieu où je vis est pessimiste ; j’essaie d’observer plus impartialement, de voir le bon comme le mauvais, et de ne pas me laisser deprimer par l’ambiance. Fais de même ; conserve ta confiance et arme-toi de patience. Tu as été très courageuse lorsque ns ns sommes séparés à la gare, je t’en suis reconnaissant ; conserve bien ce courage, tu en auras longtemps besoin.
Je ne sais combien de temps je resterai à l’arrière ; il se pourrait que mon regiment ne demande pas de renfort avant quelques semaines, si la lutte reste ralentie comme en ce moment. D’ailleurs, il ne faut rien exagérer : on ne fait plus de ces attaques partielles répétées qui nous ont coûté si cher au total ;
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Inutile de m’envoyer des journaux, ils m’arrivent avant vous ; je n’ai besoin de rien il me reste plusieurs boites de conserves ; mon petit materiel est parfait
Et puis les troupes aux tranchées ne perdent pas beaucoup de monde, malgré la distribution quotidienne d’obus ; les tranchées se sont beaucoup améliorées ; enfin notre secteur ne sera pas vraisemblablement un secteur de première importance, car les Anglais nous refoulent peu à peu vers le sud.
Que te dire encore ? que je vais bien, malgré le changement de régime ; je me défie de la bière et de l’alcool d’ici, à trop bas prix ; je m’en tiens au vin et au café. J’ai été accueilli avec beaucoup d’affabilité par tous les Instituteurs du cher au 295ème (il n’y en a pas du dépôt), et j’en conclus, un peu presomptueusement peut-être, que je ne leur ai pas laissé une mauvaise impression ; l’un d’eux, lieutenant au 295ème et adjoint à Vierzon, a fait 30 Km pour venir me voir le 14 juillet et je tâcherai de me faire verser à sa compagnie quand mon tour sera venu. Un autre, chef de compagnie, adjoint à Graçay, et dont j’avais en trop à m’occuper, voulait presque m’embrasser quand ns ns sommes rencontrés ; enfin Cabard, de Bourges, s’est offert à me ciseler la bague en aluminium du poilu.
On voit ici bien des choses intéressantes ; ainsi ce matin, ns avons longé tout le parc d’aviation de la 10ème armée : c’est tout un monde, avec un matériel prodigieux. Les convois automobiles qui enlevent d’un coup plusieurs régiments sont bien curieux ; enfin les Marocains, aux costumes et aux traits étranges retiennent l’attention ce sont d’excellents soldats pour l’attaque.
Cette lettre est un peu confidentielle.
Fais une ample distribution de baisers à nos petits, à Pépé et à Marie. Dis-toi bien que je pense souvent à vous tous et que je t’aime bien.
Jean
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P.S. Je n’ai encore reçu aucune lettre ; encore 2 ou 3 jours à attendre des nouvelles.