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53J6
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Le 27 Juillet 1915.

Mes bien chers Petits,

Vos lettres du 22 juillet me sont arrivées le dimanche 25 ; elles n’ont donc mis que 3 jours pour faire ce long voyage, et vous voyez que la poste militaire marche aussi bien que la poste civile. Pourtant si vous voyiez la quantité de correspondances qui arrivent chaque jour aux soldats vous en seriez bien étonnés ; ainsi tenez, rien que pour mon armée, il faut 60 grosses automobiles pour transporter chaque jour le courrier des troupes depuis la gare jusqu’au quartier du général en chef ; puis des voitures et d’autres autos prennent les ballots de lettres au quartier pour les amener dans chaque régiment.- Je vois beaucoup de choses qui vous intéresseraient vivement : par exemple des automitrailleuses peintes en vert et qui, arrêtées contre les buissons de la route, sont invisibles pour l’ennemi ; des trains blindés, chargés de très gros canons entièrement recouverts d’une épaisse tôle d’acier, qui tirent la nuit tantôt sur une voie ferrée, tantôt sur une autre et qui se retirent très vite après avoir lancé quelques gros obus ; des cuisines roulantes, traînées par 2 chevaux et dans lesquelles ont fait la soupe et le rata des soldats pendant qu’elles trottent sur les routes ; j’ai vu aussi des Indiens à cheval, leur chef était un riche rajah couvert de vêtements d’or, monté sur un cheval dont la bride et les


étriers etaient en or, la selle en cuir rouge et tout le harnachement recouvert de soie ; ce cavalier était splendide et très brave paraît-il. Mais les plus hardis cavaliers ce sont nos Marocains, tout habillés de jaunes, assis sur de grandes selles qui leur arrivent jusqu’au milieu du dos, et dont les petits chevaux savent marcher debout sur les pattes de derrière au sont d’une mélopée traînante et grave. Ce matin j’ai mangé de la poussière comme jamais de ma vie, parce que j’ai croisé un convoi de 100 autos lancées à toute vitesse qui ramenaient des tranchées de Souchez 6.000 fantassins d’un seul coup ; c’est là qu’il faut ouvrir l’œil pour éviter un accident ! Hier j’ai lancé de grosses grenades en fonte, si lourdes que pour les envoyer à 30 mètres on se fait bien mal au bras ; l’une d’elle a fait un trou dans la terre aussi grand qu’un seau ; mais je suis plus habile à lancer les sodas : ce sont des bouteilles en verre épais pleines de mélinite et de clous, et dès qu’on les a amorcées on n'a que 2 ou 3 secondes pour les lancer sinon elles vous éclatent dans la main et vous tuent ; vous voyez mes enfants que nous avons des jouets dangereux. Ce soir, je suis allé au tir à la cible et j’ai mis mes 8 balles sur 8 dans un carré de papier de 15 centimètres de côté ; donc, gare aux Boches !

Je vous fais tous mes compliments pour votre gentillesse avec maman ; pour me prouver que vous m’aimez bien, vous continuerez à être bien


obeissants, et dans chacune de vos lettres vous n’oublierez pas de me raconter vos petites sottises de la semaine Vous m’avez promis tous les deux de toujours obeir du premier coup et sans répondre un seul mot ; vous tiendrez votre promesse n’est-ce pas ? Vous m’avez encore promis de dormir longtemps chaque matin et sans vous amuser au lit ; Maurice sait qu’il ne doit manger aucun fruit vert ni crû ; enfin André n’ira pas seul à la grande rivière par crainte d’accidents. Tout cela est bien convenu dites mes petits amis ? Je serais bien triste si vous n’étiez pas de très bons enfants avec votre maman. Je pense souvent à vous, je suis heureux en regardant votre photographie, et j’aimerais tant vous embrasser ! Pensez à ma peine si je savais que vous me désobéissez ; aussi j'espère que votre bon petit cœur vous arrêtera si vous étiez tentés de faire une sottise. Conservez cette lettre, et relisez-la s'il vous arrive d'être grondés par maman : elle vous rappelera que je vous gronde aussi de très loin.

Vous ne travaillerez pas avant le 15 août, une heure par jour tout au plus pour André et une demie pour Maurice ; mais je veux un travail très appliqué sans personne ni rien autour de vous pour vous distraire. C’est dit ? Je serai content de lire quelques-uns de vos devoirs.

Allons, bonne nuit mes petits chéris ; jouez bien, amusez-vous-bien, riez souvent et bien forts. Je vous embrasse mille fois sur les joues et dans le cou. Papa


Et maintenant un mot à ma grande Chérie, que je sens si affectueuse, si vibrante, pour lui dire que ses lettres nombreuses me sont très douces au cœur. Je les conserve et les lui renverrai en un paquet, comme des témoins de notre intime union que nous relirons plus tard avec une émotion bien douce quand la grande tourmente sera passée.

Tu peux être absolument tranquille et rassurée pour le moment ; je t'ai promis, et surtout dans nos tendres heures du mercredi soir ; 7, de te dire tout ce qui pourra m'arriver de bien ou de mal : sois certaine que je tiendrai exactement cette promesse. A en jugezr par les impressions du moment, il semblerait que je suis ici encore pour quelques semaines.

Claudia m'a fait connaître ta demande et a déjà arrêté ses pourparlers de vacances pour se rendre auprès de toi ; mais elle ne sait pas encore quand elle sera libre. Je la sais si affectueuse et dévouée que sa décision ne me surprend pas. Berthe ne viendra-t-elle pas seule quelques semaines ?- France me dit que le climat algérien l'éprouve et qu'il pense déjà à revenir dans la métropole : j'en suis un peu surpris.

Quant à moi, rien de nouveau ; moral et physique toujours excellents ; nos journées sont longues et très occupées ; jamais moins de 25 Km par jour : mes pieds se cornent.

Toi aussi, bonne nuit, ma très chère Amie ; reste forte et jolie, n'oublie pas que les larmes vieillissent. Je t'envoie les plus tendres baisers que tu aies jamais reçus. Jean

De bien cordiales amitiés à Marie, et une affectueuse poignée de main à Pepé

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