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Avec PJ : Extrait recto verso d'un Bulletin des Armées de la République : Petit théâtre de la guerre "Gretchen, sac au dos"
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Le 16 août 1915.

Ma chère Petite,

Je viens de faire de la géographie boche pendant 2 heures, tandis que ma compagnie lançait des grenades et faisait des tranchées, et je constate que ce léger effort intellectuel me fatigue un peu : est-ce effet du milieu, désaccoutumance, ou commencement de ramollissement cérébral ; je ne sais, mais le fait certain c’est que je suis en baisse à ce point de vue.Je vais donc me délasser et me réjouir en bavardant avec toi. La journée d’hier, dimanche, a été assez monotone et vide ; lever à 7 heures, déjeuner d’un peu de « jus » avec une tranche de vieux pain un peu moisi, surveillance de vagues corvées de nettoyage, flâneries et bavardage avec des camarades, puis 10 heures arrivent et c’est la soupe. On fait durer le plaisir, on cause bruyamment sans rien dire de transcendant ni même d’intéressant faute d’interlocuteur ; arrive l’heure de la manille, où pendant 2 heures on taquine la dame de pique en sirotant de vagues « fourdraines » (liqueur rouge à base de prunelles), et je quitte l’estaminet enfumé et bruyant qui n’a rien d’un vrai café ; mais je constate que beaucoup y


restent, non seulement pour jouer mais pour boire, et que pas mal de poilus sont devenus plus ou moins alcooliques dans les tranchées. C’est une contagion dont je me garde pour bien des raisons, et grâce à ma chambre ce qui est relativement facile ; rien de plus triste qu’un de mes « camarades », instituteur près de Châlon, mon ancien élève à Mâcon, dont les habitudes d’intempérance deviennent scandaleuses ; et il n’est pas un exemple isolé ; que serait-ce si on n’avait pas interdit la vente de l’alcool !- Donc 2 heures sont arrivées ; que faire ? Je vais lire, étendu sur mon lit, un roman douçatre (mon Amie, par Jacques des Gachons), si fade que je m’endors et qu’ainsi je gagne 4 heures ; vite, je prends mes cliques et mes claques et je me rends à Pernes où le vaguemestre vient d’arriver ; comme c’est un Instr du cher, j’ai chez lui mes grandes et mes petites entrées, je fouille dans ses grands sacs de correspondance et fais main basse sur 2 lettres dont l’écriture et l’enveloppe me sont bien connues. Une rapide poignée de main, et me voilà seul dans un chemin creux ; alors c’est le bon moment : je commence par la tienne du 13 et continue par celle de mes petits, je lis lentement, avec le sourire, je relis encore ; puis je vous regarde vivre, les yeux perdus dans le lointain, le visage


animé comme si nous étions ensemble ; le retour à Pressy est très lent, très doux. Puis l’ambiance me ressaisit, nouvelle soupe, renouveau de vacarme, deuxième voyage à Pernes pour chercher les journaux et « semer » les manilleurs, longue lecture à la lumière d’une bougie, et enfin mon bon lit semble me faire signe : il grince un peu, le traversin est trop large, mais il est moelleux et les draps sont nets. Et voilà un dimanche de plus ! C’est le 6eme que je passe ainsi, et je suis parmi les plus heureux des 3 ou 4 millions de mobilisés ; j’en ai bien conscience, et il faut te le dire souvent afin de calmer tes inquiétudes.Tu me demandes de t’envoyer le texte de ma petite allocution de distribution de prix ; mais je n’en ai pas, je suis trop flémard pour cela, et ce n’est pas ma méthode. Samedi prochain, je vais parler de la géographie économique allemande ; un plan détaillé me suffira, et j’espère bien ne pas avoir à m’en servir ; si cela peut t’être agréable, je te l’enverrai, mais tu risques de ne le guère trouver amusant. D’ailleurs, je ne serai guère intéressant faute de documents, de chiffres, de faits précis ; je n’ai pu décrocher à l’école supre de Bruay qu’un manuel du brevet élémentaire ; ah ! si je pouvais


puiser dans notre Bibliothèque pédagogique !Et toi, lis-tu beaucoup ? arrives-tu à t’intéresser à ce que tu lis ? je me doute bien que c’est difficile, ce serait pourtant un excellent dérivatif.- Il semble que Claudia prépare à tour de bras, est-ce qu’elle n’exagère pas ? je suis bien ennuyé de lire qu’elle est encore souffrante et que rien n‘arrive à la débarrasser de ses misères ; dis-lui bien que je compatis beaucoup à ses ennuis.- Les lettres de mes petits continuent à être bien naturelles et très intéressantes ; ils sont gentils de penser à moi chaque jeudi et de me raconter en détail leur vie de vacances ; surtout je les complimente pour mieux obéir et pour être plus mignons avec tante et maman.-Quant à toi et à tes lettres, j’aime mieux te laisser deviner la moitié de ce que j’en penses ; il suffit de dire qu’elles sont la moitié de ma vie. Chose un peu étrange, il me semble que, malgré nos 12 ans de mariage, je te connais et t’apprécie mieux par la correspondance que nous échangeons ; les raisons de cela, je les vois mal, mais l’impression est très réelle.A bientôt une enveloppe rougeâtre (avec son contenu !) ; de nouveau, une ample distribution de baisers à la ronde, et pour toi un long et doux bécot.

Jean Déléage

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