Transcription :
Le 24 août 1915.
Ma chère Petite,
J’ai reçu hier au soir tes 2 lettres des 17 et 18 courant et j’y réponds de suite.
- Logement : Ci-joint la lettre de M. Laufranchi ; ses propositions sont raisonnables et tu peux accepter, ainsi que tu l’as sans doute déjà fait ; rien à dire au sujet de la retenue de 10 fr puisque tu retrouveras les objets ; pour le mois de 7bre, tiens bon au prix de 100 francs, à moins que tu n’aies déjà accepté de transiger à 90 francs ; fixe leur bien une date et une heure de rendez-vous au moment de ton retour à Bourges, afin que tu puisses vérifier en leur présence l’état du mobilier et des objets que tu as laissés.
- Mandats – Tous mes regrets pour le contre-temps qui t’arrive ; si j’avais pu
les prévoir, j’aurais fait le nécessaire à Bourges avant de partir.
Pour le présent, je crois qu’il te faut choisir entre les 2 solutions suivantes :
1°. m’envoyer les mandats de juillet et d’août sous enveloppe recommandée, je les
signerai, ettu pour les recevras sous pli recommandé et
pourras ensuite les toucher à Salornay ; 2° : si tu n’as pas besoin d’argent avant
de rentrer à Bourges, tu les toucheras à la Trésorerie après avoir fait faire la
rectification nécessaire ; pour cette rectification, tu n’auras qu’à aller voir
[Surplus]
le soir, vers 7 heures, les Petits vont t’offrir leur bouquet ; soyez heureux ; je penserai à vous et vous « verrai »
Dugat, lui remettre les 2 mandats ainsi que celui de 7bre, il lui sera facile de faire faire la rectification necessaire et de demander qu’elle soit toujours faite à l’avenir ; pour cela, il n’aura qu’à s’adresser de ma part à M. Girardin, ancien directeur à Charost et actuellement employé au travail des mandats à la Préfecture. Choisis entre ces 2 solutions, car si j’écrivais à Bourges ma lettre arriverait trop tard pour le mandat d’août, et pour les suivants Dugat fera volontiers le nécessaire. Voilà l’incident liquidé j’espère.
- Ta délicieuse lettre m’a touché et j’ai respiré le parfum de ton œillet en même temps que le souffle de ton cour si tendre ; grand merci, ma tant aimée ! Hélas, je n’ai pas d’œillet ni aucune fleur à t’envoyer : nos parapets de tranchées sont trop ravagés pour que rien y pousse. Si, il y a poussé q.q. chose, ce sont des croix, des croix de bois toutes petites et bien humbles, avec à peine un nom dessus ; elles sont là depuis 2 mois, et déjà la mitraille en a emporté q.q. unes, de sorte que les braves qu’elles abritaient sont irrévocablement entrés dans le néant. Je passe et repasse souvent devant elles, car elles bordent notre boyau, et chaque fois j’envois un salut muet à ces dépouilles qui conservent la dernière paix grâce à nos fusils. D’ailleurs cette idée n’est pas triste, quoi que tu puisses en penser au premier abord ; ce voisinage des tombes nous devient familier, presque doux ; les vieux poilus les voient
à peine et elle ne les incitent même pas à la prudence. Ainsi, à l’instant même, un 77 eclate à 2 ou 300 mètres devant nous ; que font mes gars ? 2 d’entre eux se soulèvent au-dessus du parapet pour constater le point de chute et aller chercher le "" culot d’aluminium "" la nuit prochaine. La nuit passée, l’ouvrage terminé, 2 de mes poilus m’échappent et rentrent triomphants 2 heures après : ils avaient déterré 2 beaux culots de 155 en cuivre, mais pour cela ils avaient du errer dans une zone interdite et constamment battue par les obus. Prodige de l’accoutumance et de l’inconscience du danger !
La nuit passée n’a été marquée par aucun incident ; nous avons achevé la pose de nos réseaux barbelés sous l’habituelle canonade et avons réintégré l’abri avant minuit. Nous ne risquions d’ailleurs à peu près rien, et les gars ne se hâtaient pas de terminer. Ce matin le temps est beau, et l’air presque silencieux, les "" détonations lointaines et sourdes ; j’en ai profité pour faire une demi-toilette : dans ce but, j’ai du aller voler un peu d’eau à 500 m d’ici (en boyau, bien entendu), raccoler un barbier, et maintenant me voici presque appetissant, si bien que tu m’embrasserais sans te faire trop prier ; mais bernique, tu peux tirer la langue… et moi aussi.
Hier j’ai été appelé chez mon chef de bataillon ; prévenu en ma faveur par un ami, il m’a fort bien reçu, a paru beaucoup
s’interesser à moi, et m’a promis du galon le plus tôt possible ; après mon départ, il a dit à mon capitaine que la 1ère nomination d’adjudant ou de sous-lieutenant serait pour moi. J’aime mieux cela que le contraire, et en attendant il en résulte qu’on aura q.q. égards pour moi : je m’en suis déjà aperçu.
Je me porte toujours parfaitement, seules mes côtes sont un peu talées, mais elles s’y feront ; je n’ai jamais mieux digéré que maintenant.
Ce que tu me dis des Petits, si sages, si travailleurs, m’est très agréable, et je n’attends que leur lettre hebdomadaire pour leur répondre et les encourager. Mais de ton etat, tu ne me dis jamais rien ; santé, sommeil, appétit, etc ; toujours rien ; serait-ce que…. ? De France, une lettre hier (datée du 15) ; il va bien, se plaint beaucoup moins ; j’en conclus que les malaises ont du cesser ou s’atténuer ; il m'apporte des nouvelles de tous, et ce détour par Alger leur donne une certaine saveur.
Je ne manque toujours de rien, au point de vue matériel ; plus tard, je te demanderai peut-être des « bicots » bien secs ; hier, nous avions un menu soigné (soupe maigre, bœuf aux champignons, pommes en robe et beurre, salade, fromage, confiture et vin) ; cela ns coûte 2 francs, mais tu vois qu’il faut détruire la légende de la misère aux tranchées ; la vraie souffrance, elle nait du desœuvrement, de l’isolement moral, de l’incertitude.
De bien douces embrassades à tous.
Jean.
[Pièce jointe : versement d’or]
M. Védéliéage
Cent francs
[24 août 1915]