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53J6
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Lundi 27 7bre 1915.

Mon cher grand garçon,

C’est à toi que ma lettre d’aujourd’hui s’adresse, afin de te montrer que je pense souvent à toi et que je te crois déjà capable de me comprendre.

Si tu me voyais en ce moment, tu serais bien surpris ; je suis sâle et boueux, avec une barbe de 8 jours, et une peau crasseuse depuis 3 jours. Tu me verrais assis au fond d’un immense boyau qui longe une grande route ; nous sommes là des centaines, tellement entassés qu’il est impossible de déplacer un pied sans précaution ; pour sièges, nous avons des herbes sèches arrachées au talus de la route ; pour coussins, nos sacs et nos musettes ; pour toits, nos toiles de tentes fixées par des moyens de fortune ; les soldats dorment, rient ou jouent aux cartes, sans paraître rougir à ce qui les entourent . Pourtant des blessés, à pied ou en voiture, passent sans discontinuer à 2 mètres devant nous ; leurs vêtements ne sont qu'un

[Surplus]

Prière de m’envoyer par la poste (colis recommandé) un saucisson au reçu de ma lettre : notre alimentation faiblit. Le paquet de lainages viendra par le régiment.

Merci !


tas de boue ; leurs pansements sanglants et leur mine épuisée disent assez ce qu'ils ont vu et fait ; nous les arrêtons au passage, ns leurs faisons raconter la bataille, mais ils n’en connaissent que des détails et leurs réçits se contredisent souvent. Mon régiment n’est pas encore engagé ; de la bataille, nous n’entendons que l’enorme grondement des canons placés autour de nous, et nous ne voyons que les innombrables allées et venues des aéros qui viennent de survoler l’ennemi pour préparer la lutte de ce soir. Quand je sors la tête de mon boyau, je vois une immense plaine très vallonnée sillonnée de raies blanchâtres qui sont des tranchées, parsemées des ruines qu’a faites le canon ; mais pas âme qui vive sur ces champs sans fin ; on dirait un affreux désert car pas une culture n’a été faite ; les terres si fertiles sont envahies par de hautes herbes, les arbres sont pour la plupart brisés par les obus.

Nous ne faisons rien, nous attendons ; mais nous attendons en nous gardant ; pour nous garder, nos lunettes de mica


sont fixées sur les yeux, nos sacs de gaze antiasphyxiante sont pendus à notre col et au premier danger nous attacherons cette gaze sur notre bouche et nos narines.- La nuit venue, vers 7h, tout va changer, car les marches et les ravitaillements ne se font que dans l’obscurité. Alors les routes et les moindres chemins sont extraordinairement animés ; ainsi la nuit passée, nous avons mis 5 heures pour faire q.q. kilomètres parce qu’il fallait à chaque instant céder la place aux attelages ; nous faisions 1 ou 2 Km puis ns ns> couchions dans les fossés pendant une demi-heure ou une heure, et c’était sous nos yeux un inexprimable enchevêtrement de caissons d’artillerie de voitures de blessés, de cuisines roulantes, d’autos, de camions, de tombereaux, de cavaliers, de fantassins, et note bien que tout se passe dans la nuit noire, sous la pluie, et qu’il est défendu d’allumer la moindre lanterne ; crois-moi, ces défilés sont plus fantastiques que les histoires de tes boy-scouts ; ni toi, ni tous ceux


qui ne l’ont pas vu, ne peuvent se faire une idée de ce qui se passe sur le front d’une armée au moment des grandes attaques. Plus tard, j’aurai bien des choses à te raconter, mon cher grand garçon.- Nous sommes jusqu’ici demeurés à 5 ou 6 Km de la ligne de feu, en réserve ; mais cette nuit ou demain nous prendrons les tranchées, et alors commencera la période des grandes fatigues et des dangers ; ici, tout le monde espère chasser l’ennemi de France, et déjà il recule un peu partout, même surdans notre secteur qui est pourtant le plus fortifié. Tu voudrais bien savoir exactement où je suis : impossible cela est défendu ; sache seulement que c’est en un point où l’ons’est le plus battu en mai et que ce n’est pas une “vieille ville”.­- Nous allons avoir une vie très dure : pour en prendre ta petite part, n’oublie pas d’être parfait avec maman et Maurice à qui tu expliqueras ma lettre : couché de bonne heure (8 1/2), sage au lit, pas taquin ni raisonneur, devoirs faits consciencieusement, voilà ce que j’attends de toi.

Dis à maman que ma santé reste bonne, que j’ai reçu hier sa lettre du 23 ; console-la si elle s’inquiète ; embrasse-la, ainsi que mon mignon Minet, aussi tendrement et longuement que je t’embrasse.

Ton papa cheri

Jean

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