Transcription :
Mercredi, 13 8bre 1915
Ma tendre petite femme,
Nous sommes arrivés cette nuit en 2ème ligne, à environ 1 Km de la 1ère ; cette distance, ainsi que
la configuration du terrain nous donnent une sécurité presque absolue, il faudrait
quasi un miracle pour qu’un accident arrivât à l’un de nous. Aussi apprécions-nous
notre bonheur relatif : pas de garde à prendre, peu de corvées à fournir, la
tranquillité de nos nuits et la securité le jour ; c’est le cas où jamais de se
souvenir que le bonheur est une chose toute relative. – Je dis relatif,
car notre situation n’est pas folichonne du tout ; nous restons sans eau, donc
crasseux et crottés, et avec des repas composés de bœuf froid et d’un peu de fromage
ou de chocolat ; nous occupons des terriers profonds, creusés après les attaques du
9 mai, et notre horizon est limité par 2 murs de terre hauts de 4 mètres.
Au-dessus de nous, c’est le « billard », sillonné d’une infinité de tranchées, criblé de trous d’obus, encomblé de débris de toutes sortes et d’une centaine de cadavres ; on n’y risque qu’un regard furtif et attentif. – Qu’allons-nous faire pendant notre séjour de 4 jours ici ? dormir le plus possible, manger le plus souvent possible, jouer aux cartes 2 ou 3 heures par jour ; entre temps, on rêvasse, on écrit, on lit, on réfléchit le moins possible ; surtout on pense aux siens, à sa petite femme que l’absence vous fait plus
complètement apprécier et dont on devine les elans de tendresse. Et voilà la vie…
Maintenant, il me faut revenir sur les jours passés ; tu sais que ns sommes restés 6 jours en extrême avant-garde, au lieu de 4, en raison d’une attaque projetée. Les 4 premiers ont été très fatigants, en raison des interminables factions et terrassements ; le 5ème, le lundi 11, a ete effrayant, sans que pourtant nous ayons pu attaquer, et il restera dans ma mémoire aussi longtemps que je vivrai. Notre artillerie et nos lance-bombes avaient arrosé l’ennemi d’un déluge de projectiles de tous calibres, la vallée était enveloppée d’un épais nuage de fumée âcre qui vous prenait à la gorge, l’adversaire repondait peu et tirait mal, nous admirions le spectacle grandiose de ce bombardement intense, convaincus que rien ne lui résisterait et que l’assaut serait relativement facile si on pouvait décider les poilus à sortir. Nous allions quitter nos tranchées pour donner l’assaut ; juste à ce moment, les Boches nous déclanchent un tir de barrage d’une violence folle et d’une durée de 2 heures ; pas un de nous qui n’ait tremblé, sous les explosions énormes qui nous entouraient plusieurs fois par minute ; l’attaque ne put avoir lieu, et vers 6 heures tout s’apaisa. Notre chef de bataillon, qui a été au plus fort des batailles de Montmirail et d’Ypres, nous disait qu’il n’avait jamais assisté à pareil déluge de mitraille, et que ce que nous avions reçu était probablement le record de cette guerre. L’effet moral de ces « marmitades » est
énorme, les soldats sont ahuris et presque stupides ; pourtant, et c’est une
consolation, ils sont peu meurtriers en raison de la solidité de nos abris. Exemple
ma compagnie, qui a reçu plusieurs milliers d’obus, n’a eu qu’un tué et 3 blessés,
et encore ce tué a-t-il commis l’imprudence de courir les boyaux sous la mitraille.
Si on voulait tirer "
autres conséquences de cette attaque
manquée, on pourrait dire que l’ennemi est extrêmement fort devant nous,
et que la puissance de son artillerie est singulièrement plus grande
que notre presse le dit, et que nous ne sommes pas près de les chasser de chez nous.
– J’achève mon petit compte-rendu, en ajoutant que notre 6ème jour, le mardi 12, fut très calme, mais que
ns eûmes beaucoup à faire pour relever nos
parapets et nos abris dont l’etat était absolument lamentable. Enfin, la nuit
tombée, arriva la relève bénie ; on fut au trou vers minuit, et après un repas
sommaire, on s’etendit avec délice et serénité sur le cailloutis qui
forment le fonds de nos terriers. Maintenant, tu connais toute ma
petite histoire, et tu me donneras bien au moins un bon point pour ma bonne
volonté.
J'ai reçu dimanche ton colis de vêtements ; mais comme la temperature est tiède, je n'ai encore mis ni chandail ni chaussettes de laine ; par contre ton saucisson cuit et tes « bicots » ont été les bienvenus. Hier au soir, on m'a remis ton petit colis de tabac (avec les boutons), et aujourd'hui j'y fais honneur plus que tu le désirerais. Une caresse tendre pour te récompenser de
ta hâte à me faire des envois. Avec le colis que tu m'annonces et celui que Claudia m'a envoyé, je n'aurai besoin de rien pendant 2 semaines environ, sauf d'un peu de tabac ; ces 2 colis ne me parviendront pas avant plusieurs jours, mais je patienterai facilement. Donc ne sois plus inquiète, en ce qui concerne « le matériel », car j'ai ou j'aurai prochainement tout ce qu'il faut ; quand au « spirituel » je tâcherai de ne pas le laisser trop s'affaiblir.
Je suis de plus en plus satisfait de te voir remonter la pente et de reprendre le dessus ; j'en sais beaucoup de gré à Père, dont la tendresse et l'autorité te sont si précieuses en ce moment, et je souhaite vivement qu'il puisse encore rester longtemps avec toi. Pauvre Père, sa vie à lui aussi est chambardée par la guerre ! c'est ma seule excuse de lui demander un aussi long sacrifice, et je le connais trop pour n'être pas convaincu qu'il accepte ce sacrifice sans amertume. Lorsqu'il écrira à Marie, je le prie de lui dire que je lui suis egalement reconnaissant d'accepter cette situation pendant quelque temps.
Il ne me reste qu’à vous embrasser tous bien affectueusement, et en particulier ma petite Louise bien aimée.
J Déléage