Transcription :
Mercredi 20 8bre1915
Ma bonne Lisette,
Ton petit colis m’a été remis hier au soir, après le départ de ma carte ; Poupat se trouvait précisément avec moi, nous l’avons ouvert ensemble, et tout de suite ns y avons goûté ; le cake est épatant, les brioches bien fondantes et le reste à l’avenant. Tu sais, on aurait dit la sainte vierge qui … etc. Je veux surtout te dire combien ta lettre si affectueuse, si tendre, si émue, m’a fait de bien ; je sens plus que jamais combien> et comment tu tiens à moi, et tu peux croire que je te paie bien de retour. Comme toi encore, j’aspire avant tout à la fin qui ns réunira, fera cesser nos inquiétudes, nous rendra à un bonheur plus vif et plus conscient le moment est peut-être moins loin qu’on se l’imagine, en tout cas il est permis de l’espérer. Je serai tenté de croire que la nouvelle guerre des Balkans marque la dernière phase de la guerre européenne, et que dès qu’une décision aura été obtenue dans ces régions, que les adversaires auront commencé l’hiver dans les tranchées, on s’apercevra que les armées adverses ne peuvent plus grand-chose l’une contre l’autre, et qu’il faut liquider cette immense et folle aventure. Il se pourrait bien que, vers le 1er de l’an, on se mette à parler de paix sérieusement ; encore une fois c’est mon vœu le plus cher ; car manifestement la grande
partie est jouée, et personne ne l’a gagnée ni perdue complètement ; si on voulait absolument continuer, il serait à craindre que l‘outil se brise dans les mains des dirigeants. Ce sont là des impressions bien réfléchies, que je pourrais, n’étaient la censure et le devoir de discrétion, appuyer sur de nombreux faits véridiques ; contente-toi de ces impressions pour l’instant, et dans 2 mois nous en reparlerons.
Pour ce qui est de ton grand chagrin, je le comprends trop, ma chérie, et je m’y attendais ; j’aurais pu te l’épargner en ne te disant rien, puisque j’étais sauf ; mais j’ai cru qu’il valait mieux tenir, coûte que coûte, la promesse grave que je t’ai faite. Si tu en souffres un peu plus, tu sais au moins à quoi t’en tenir, et tu peux absolument faire fond sur mes lettres ; hélas, tout s’achète ! Je continuerai à te dire la vérité toute nue, fût-elle laide.
A ce propos, j’estime que notre coup manqué a été plutôt une bonne chose ; sans cet affreux bombardement, nous attaquions et personne ne peut prévoir qu’elle aurait été l’issue. En outre, tout le monde a senti la difficulté et s’est aperçu qu’elle était peut-être disproportionnée à nos moyens ; il pourrait en résulter que notre secteur devienne plus calme, plus passif, et certains faits seraient pour me donner raison. Attendons pour en avoir confirmation,
Illisible
Quant à l’esprit qui règne ici, je n’ai rien à
retirer de mes précédentes affirmations, je pourrais plutôt les aggraver ; mais je t’en ai déjà assez dit sur ce sujet attristant. Tout de même, c’est chose curieuse à constater combien ceux qui tenaient bon se mettent à descendre la pente, officiers compris. Gazons !
On ramène dans les dépôts les classes 93 et 94, et on a rappelé dans leurs lycées et écoles les universitaires de 40 ans. Ce n’est peut-être qu’un début, et je suis à la limite de ceux qui restent au régiment. Qui sait ! Poupat me disait hier sa conviction qu’on ns rappellerait peut-être pour les besoins du service.
Maintenant, plus que jamais, je vais m’attacher à ceci : tout en faisant mon devoir, écarter les causes de danger qu’on peut prévoir, réduire les risques au minimum ; il en restera encore, mais les chances de retour seront encore augmentées. Ma santé reste bonne, je dors passablement malgré les puces qui me fourragent, ma bonne humeur revient peu à peu. Plus que jamais, espérons !
La-dessus, je te prie de bien embrasser Père et mes chers Petits ; à toi j’envoie l’expression de mon amour le plus tendre.
Ton Jean