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Mardi 25 janvier 1916.

Ma petite Louisette,

Je vais te griffonner q.q. renseignements précis sur notre situation, sans crainte de la censure, puisqu’elle ne pourra y griff fourer fourrer son vilain netnez. Et pourquoi ces précautions, grand dieu ? puisque les permissionnaires disent et emportent tout ce qui leur plaît, en fait de renseignements ; c’est une brimade, voilà tout ! Passons.

Le 6 courant, ns sommes arrivés à Pitgam (4 Km au sud de la carte : donc pas sur la carte) ; sejour de 3 jours, à la mairie ; bon lit chez l’Instr : très bon souvenir. – Le 9 ns arrivons à Steene (4 Km au s-ouest de Bergues) ; le régiment est dispersé tout autour ; l’etat-major (et moi aussi) est au château de Steenbourg (un peu au sud de Steene). C’est un château récent, richement meublé et décoré, mais dont l’aspect est celui d’un château féodal avec ses tourelles, ses grands fossés pleins d’eau ; le propriétaire est embusqué dans un hôpital, et ses plus belles chambres sont réservées (Dieu sait si on en prend soin !). Notre Division (toujours la 58e, réduite à 3 Régts : 295e, 256e et 281e) est à Petite-Synthe, près Dunkerque. Nous sommes maintenant rattachés au 36e Corps d’armée, chargé de défendre la région de Dunkerque.

Le 31 courant, nsabbr> irons au camp de Mardick (ouest de Dunkerque) pour y faire des tirs réels dans les dunes, et des manœuvres vraies. Ce sera intéressant si je peux voir ; en tout cas, j’essaierai d’aller à Dunkerque, visiter le port et la ville. Dire qu’il aura fallu la guerre pour je vois la mer ! ironie des choses !

Après un séjour de 10 jours à la mer, ns quitterons Mardick pour une destination inconnue. Irons-ns aux tranchées ou resterons-ns encore au repos ? Mystère. Sera-ce en Flandre ? Probablement, mais pas sûr ; je tâcherai de le faire entendre dans mes lettres. – Au dernier moment, j’apprends que vers le 10 février ns retournerons au repos à Looberghe s-est[s-est] de Bourbourg : tant mieux !


Te voilà fixée quant au théatre de nos pérégrinations. Notre état moral ? Toujours le même ; je crois difficile d’amener nos gars à attaquer, malgré le long repos qu’on vient de leur donner. Cependant on travaille comme si la division était destinée à devenir une unité d’attaque. On ns renforce très sérieusement en mitrailleuses : nsabbr> en avons 4 fois plus qu’à la mobilisation. Au point de vue vêtement et linge, les distributions sont fréquentes et abondantes : de ce côté encore, il y a un énorme progrès ; il y a même du gaspillage : ainsi ns gardons en magasin 1500 peaux de moutons et plus de 2000 couvertures dont ns ne savons que faire et qui vont pourrir ; même chose pour les enveloppes de paillasses. – Au point de vue nourriture, ns avons toujours du substantiel en quantité suffisante, pourtant on commence à économiser la viande ; tout de même, nsabbr> sommes surpris qu’après 18 mois de guerre, le ravitaillement soit aussi bon ; ns mangeons du pain fait à Dunkerque, presque frais (3 ou 4 jours) et parfaitement blanc : résultat, on n’en gaspille plus, on le mange entièrement. – On prend des précautions munitieuses pour ns protéger contre les gaz asphyxiants, on vient de renouveler tous nos appareils et ceux qui ns ont été distribués ce matin sont en grand progrès sur les premiers ; j’ai maintenant des lunettes très chic et très efficaces.

Je lis des choses fort intéressantes (officielles et confidentielles) sur la situation exacte des Boches ; je regrette de ne pouvoir te les répéter en détail. En gros, voici : ils ont peu d’officiers et parmi eux beaucoup de médiocres ; ils ne croient plus à leur victoire, et c’est la 1ère fois qu’ils en font l’aveu officiel. Leurs effectifs


sont très incomplets, et la qualité de leurs soldats a beaucoup baissé. Ils remplacent le plus possible leurs hommes par des mitrailleuses en 1ère ligne qu’ils ont en quantité considérable ; toujours pour economiser leurs troupes d’assaut, ils font d’enormes installations afin de ns envoyer des gaz asphyxiants en temps opportun. D’une façon plus générale, ils multiplient les engins pour suppléer aux hommes. Il paraît que la population civile est extrêmement triste, parfois révoltée, parce qu’elle constate maintenant l’enormité des pertes, et aussi parce qu’elle doit se serrer la ceinture. – Notre service de renseignements à l’etranger (autrement dit espionnage) paraît très bien fait ; je suis surpris du nombre et de la minutie des renseig.> qui ns arrivent sur la composition et les mouvements des troupes boches. Notre armement artillerie paraît maintenant égal, comme puissance et variété, à celui des boches, et supr en nombre ; ils ont beaucoup plus de deserteurs que ns, et qui ne se gênent pas pour ns ranseigner assez minutieusement.

Côté personnel – Je ne suis ni bien ni mal ; le patron n’a pour moi aucune sympathie, poussé qu’il est par son directeur de conscience (tu sais qui) ; il est assez embêtant dans le service. Les faveurs dont jouit ce « directeur » sont tellement injustifiées et injustes, qu’elles sont un scandale permanent. L’Officier adjoint, chef de mon bureau, est le marquis de Cosnac, renflé et titré, très pratiquant, à qui ma profession inspire très peu de sympathie ; mais il est toujours correct. Un camarade secrétaire, notaire dans la Nièvre, est affligé de 4 ou 5 millions et pourtant il a l’air d’un vieux grigou. Enfin le Comdt Leménestrel, commandant provisoirement le Régt, est correct et froid avec moi : c’est tout ce que je puis attendre de lui. – Tu vois le milieu où je vis. D’une façon plus générale, le régiment se cléricalise, et les membres


de l’enseignement sont mal vus parmi les officiers ; il y a parmi ces derniers pas mal d’incapables et de je m’enfoutistes. En somme, la guerre a modifié mes opinions sur bien des points, et va faire de moi un combattif combatif, moi qui l’étais si peu. A quand la fin pour rouvrir la bouche et prendre notre revanche ?

Le temps me force à clore.

Je t’envoie, par la pensée, mes châtteries les plus tendres, et te prie d’embrasser mes gars longuement.

Ton Jean

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