Transcription :
Le 25 Février 1916.
Ma chère Petite,
Je viens d’ecrire 4 cartes ; maintenant à toi. Rien de bien saillant. La neige tombe
toujours, le thermomètre descend à - 8 °, je viens de faire 4 Km pour aller manger
mon bœuf chaud, et tout à l’heure j’irai m’etendre sous la crèche d’un veau : nos
haleines s’uniront toute la nuit, presque fraternelles. C’est la guerre. Et
pourtant, qu’est-ce en comparaison des horreurs qui ensanglantent la Woèvre ? Ah !
les malheureux qui sont dans cet enfer ! A tout prendre, c’est peut-être ce qui peut
ns arriver de moins mal, cette offensive
boche massive et prolongée ; combien des leurs vont-ils y laisser ? quel résultat,
matériel ou moral, en retireront-ils ? bien peu de choses à mon sens ; il
est trop tard pour vaincre, d’un côté comme de l’autre. – Dans nos dernières
marches, j’ai pu apercevoir une partie de nos diverses positions de repli dans ce
secteur ; tu n’as pas idée du nombre de tranchées, de
reseaux barbelés bien cachés, d’abris pour mitrailleuses, de fortins qui existent ; il faudrait plusieurs armées, bien décidées à se sacrifier, pour forcer cet enchevêtrement de défenses. Et après ? Il y aurait encore des casques bleus pour exterminer les survivants. A moins d’être une guerre d’usure, et tu sens bien tout ce qu’il y a de redoutable dans ce mot, la prolongation de la guerre est une folie. Nous sommes une génération de fous, qui payons bien cher nos illusions d’avant.
La nuit prochaine, ns ferons sans doute l’ultime étape qui ns amènera dans la zône d’action ; ensuite ce sera le régime des boyaux, des tranchées, des relèves, et cela durera 2 ou 3 mois à moins d’imprévu. Dans ce tableau un peu mélancolique, il y a q.q. bonnes histoires ; on me cite un officier d’etat-major, prince illustre s’il te plaît, qui ne peut vivre sans un poêle et des fleurs dans sa chambre, ses journaux à 8 heures, de la crème dans ses œufs ; comme l’argent n’a pour lui aucune valeur, les motocyclistes filent toutes les nuits pour lui rapporter tout cela ; est-ce assez joli, ces exigences à 4 Km des Boches ? - Un autre, qui
porte 2 étoiles s’il te plaît, fait suivre son fauteuil dans les fourgons. Je n’en
finirais pas sur ce chapître. Ah ! que la guerre fait ressortir tous nos défauts de
caractères et d’organisation ! Et dire qu’il y a encore des naïfs
pour croire que nous pouvons être vainqueurs !
Je me porte bien, je ne souffre pas, je suis résigné à tout. Mais quel enorme soupir
de soulagement quand la fin sonnera ! Car enfin elle viendra. Il me semble que je
ne saurai jamais être assez heureux.
Avant d’aller m’etendre, je ferme les yeux une seconde, et je vous vois tous les trois paisiblement endormis, les enfants surtout (heureux âge !).
Allons dormez bien, avec sur les joues mes plus tendres baisers, et sur les paupières closes mon très long regard.
Ton grand ami. Jean
[Surplus] [zone encrée]
Nous allons à 6 Km au nord d’Ypres à Het-Sas
[surplus]
P. S. Varriot et son Régt sont déjà en ligne ; il a emploi pas agréable : sous-major de tranchées.
26 Février.
Un petit post-scriptum avant le passage du vaguemestre. Je viens de recevoir ta lettre du 23 ; comme toujours elle a été la bienvenue, et les bonnes nouvelles font trouver les heures moins monotones. Mais je pense que voilà les jours plus longs et la température plus douce ; dans l’intérêt de nos chers enfants, il faut qu’ils se promènent le plus possible. Dis-leur donc que je tiens à ce que, après chaque déjeûner et après 4 heures, on joue chaque jour au moins une demi-heure avant de se remettre au travail ; de même, le mercredi et le samedi soir, il faut non point travailler mais se promener ou jouer : le lendemain matin suffit au travail. Aussi dans chacune de leurs lettres, mes bons enfants me diront s’ils m’ont exactement obéi sur ce point, comme sur les autres ; je compte sur leur affection pour moi.
Embrasse-les encore une fois bien tendrement et longuement.
A toi aussi toutes mes tendresses.