Transcription :
Jeudi 22 juin.
Ma chère Petite,
Le courant a été rétabli au point de vue de la correspondance. Hier, j’ai reçu ta lettre du 18 ; les inquiétudes que tu manifestais à mon sujet doivent être maintenant dissipées, car mes précédentes lettres t’ont fait connaître ma situation actuelle qui est à peu près sans risque et sans fatigue. Ce que tu dis d’André me fait grand plaisir, puisque tu constates qu’il fournit un gros effort depuis plus d’un mois et que, somme toute, il obtient de bons résultats dans ses compositions finales ; et pour ce motif, je l’excuse bien volontiers de ne m’avoir pas écrit jeudi passé ; j’attends les nouvelles qu’il m’enverra sans doute aujourd’hui.
Ici pas grand-chose de nouveau ; pourtant
je viens d’avoir une emotion nouvelle : un avion boche a été descendu tout à l’heure
sous mes yeux. Deux de ces avions boches s’etaient avancés
jusqu’au-dessus de nos têtes pour observer nos arrières lignes ; ils étaient bien à
1.000 mètres, et nous nous étonnions qu’on les laissât venir si loin sans que notre
artillerie tentât de les arrêter ; mais immédiatement après nous eûmes le mot de
l’enigme. Notre escadrille prévenue partait aussitôt, prenait rapidement de la
hauteur à l’allure de 150 km à l’heure ; brusquement nous voyons
apparaître nos 3 points blancs fort au-dessus des Boches, et puis ce fut
en q. q. (les sedes
secondes c’est fini : l’un des nôtres jetten une bombe sur le
boche qui tout de suite s’abat sur une aile, descend en vrille en laissant un
sillage d’essence ; une flamme jaillit, l’appareil vient s’ecraser derrière le
régiment de Varriot, le moteur explose et tu ne retrouve que des aviateurs
carbonisés
sous les débris de leur appareil. Grande joie chez tous les spectateurs qui crient,
et applaudissent et se mettent à courir après le pirate de l‘air ;
c’est curieux comme un petit succès remonte le moral, à la condition qu’il soit
certain, patent.
Notre secteur reste très calme ; ces nuits-ci les Boches ont envoyé des
patrouilles devant nos tranchées pour se renseigner et faire si possible des
prisonniers ; ils sont inquiets, sentent que quelque chose se préparent
contre eux, et voudraient bien savoir ; mais ils ont echoué et c’est eux qui nous
ont laissé q.q. prisonniers. J’en ai vu 2, très
jeunes, dont l’uniforme était usé et en loques ; tu penses si on les aura
« cuisinés » ; nos gars les regardaient passer, les yeux brillants et curieux, mais
sans cris ni insultes. Un Instituteur adjoint de Bourges, M. Bédu, vient d’être cité
à l’ordre pour son sang-froid et son courage dans cette affaire ; encore un (39 ans)
qui fait honneur à l’Enseignement !
Il paraît que des canards sensationnels prennent leur vol à l’intérieur ; un permissionnaire vous rapporte qu’avant-hier on racontait à Vierzon que l’offensive était commencée sur le front franco-anglais et que les Boches étaient enfoncés. Or la vérité est ceci : rien n’a encore bougé ici, on ignore quand l’affaire se déclanchera, et je n’ai encore jamais vu un secteur aussi calme. Voilà donc un canard qui ne nichera pas chez toi. – Autre chose, qu’on me donne comme certaine celle-là : le général Herr, qui commandait à Verdun vers le 20 février et qui donna l’ordre de recul, aurait été convaincu de trahison par un Conseil de guerre et fusillé ; un de mes camarades dit le tenir de l’un de ceux qui composaient le peloton d’exécution. Si le fait est exact, il serait salutaire de l’annoncer officiellement, car on saurait que justice a été faite, et cela couperait court à tant de racontars.
Et maintenant, j’ai vidé mon sac pour cette fois ; donc je vous embrasse tous trois bien tendrement.
Jean