Transcription :
Vendredi 23 juin 1916
Ma petite Femme,
Je n’avais pas l’intention d’écrire aujourd’hui, mais vos souhaits de fête appellent plus que des renseignements.
Ils m’ont été bien doux au cœur, vos souhaits à tous trois. Ceux de mon blondin, si
spontanés et si câlins, mériteraient une bonne grosse bisette de papa, qui la lui
envoie par la pensée. Ceux de mon grand garçon, plus sérieux, plus précis, plus
conformes aux soucis du moment, me montrent que son affection devient aussi
réfléchie que vive, et rien ne peut m’être plus agréable ; comme il le dit très
justement, ses succès dans les compositions finales et sa bonne conduite à la maison
sont les meilleurs gages preuves de son affection pour moi, et tout cela
vient à point pour donner à ses souhaits toute leur force. A lui aussi, j’envoie un
long baiser.
Quant à ma Lisette, j’ai bien senti à quel point ses mots étaient chargés de tendresse, et qu’ils m’apportaient toute son immense affection. A ce propos, que je cite une phrase lue ce matin dans Daudet : ‘’il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort caché qui tout à coup les ouvre jusqu’au fond, nous les explique dans leur intimité exceptionnelle…..’’ Dis, que c’est bien cela, et que nous nous comprenons entièrement ? Il n’est pas jusqu’à ta réflexion du début que j’approuve absolument ; car tu as raison de penser et de dire qu’il y a un an, nous appréhendions une période plus dure, plus douloureuse peut-être ; la destinée nous a été clémente jusqu’ici, pourquoi ne la serait-elle pas jusqu’au bout? il faut s’attacher à cette espérance comme à un acte de foi.
Quant à votre bonne intention à tous pour l’ordinaire du soldat, j’y suis sensible aussi ; la date d’arrivée du colis n’y change rien, il sera toujours le bienvenu. D’ailleurs, dans une semaine environ, on lui fera honneur.
J’ai reçu, avec votre lettre du 21, la tienne du 20, ainsi que la copie qui étaient jointe ; j’aurai maintenant une base précise pour continuer la conversation avec Hatier, si toutefois il répond à mon refus du 17 courant ; dans la négative, nous liquiderons l’affaire après la guerre et par tous les moyens de droit. Je ne regrette toujours pas mon refus.
Rien à ajouter à ce que je t’ai raconté hier, rien qu’un petit détail
caractéristique. Notre aviateur vainqueur (son nom m’est inconnu)
(c’est le soulieutenant Guynemer) est descendu à terre le plus vitre
possible, et de toute la vitesse de son auto est venu s’incliner devant la dépouille
de ses deux ennemis. C’est un peu une consolation de penser que, dans cette guerre
si déloyale dans son but et dans ses moyens, il reste un coin où le sentiment de
l’honneur et du respect n’a pas disparu. - Autre détail, mais ce doit être du roman
à l’usage des poilus ; on dit que nos aviateurs ont lancé un cartel à leurs
adversaires, en les avertissant que ceux qui passeraient nos lignes seraient
descendus ; je n’y crois pas, car en cette matière surtout il y a loin de la coupe
aux lèvres ; cependant on affirme qu’il y a derrière nous
q.q. uns des maîtres de l’hélier.
Et voilà ! je reprendrai après-demain cette douce causerie.
En attendant, que mon papier vous apporte un écho de la grande tendresse que j’ai pour vous tous.
Jean