Destinataire
Cote
53J6
Commentaires
1916 et non 1917
Nombre de vues
6

Transcription :

Jeudi 9 9bre [1917]

Ma chère Amie,

Je suis content : tout mon arriéré de correspondances est liquidé, il ne me reste plus que le plaisir des réponses à recevoir ; le Coteau, St. Etienne, Alger, tout ça est parti, et je n’ai pas saboté l’ouvrage. Tu sais que je les aime tous bien, et qu’une fois la plume en main, je ponds assez vite et sans douleur ; pourtant c’est presque toujours une corvée pour moi de m’y atteler. Explique qui pourra cette petite répugnance.

bien entendu, il y a une exception, et c’est pour ma Chérie ; mais je me l’explique presque aussi mal que la règle ci-dessus, car je suis presque aussi libre avec eux qu’avec toi. Inutile d’ailleurs de continuer à développer les conditions de ce problème : tu ne voudrais pas me répondre, tu te dérobes à mes interwiews d’intime psychologie. - Donc je t’écris avec un doux plaisir ; je suis libre et tranquille, ce qui est rare, et ma pensée s’envole malgré moi vers les beaux jours passés et vers ceux que nous saurons bien faire venir. Comme l’autre je me forge un avenir de félicités (au pluriel) ; dis, que je


ne serai pas, que nous ne serons pas déçus ? Que notre vie, dans son cadre modeste, sera bien un peu ce que nous la ferons ? Et puis, dans notre appréciation des joies et des plaisirs, notre échelle d'appréciation sera bien changée ; telle chose autrefois insipide par l'habitude et l'irréflexion, nous paraîtra délicieuse.- Je ne sais au juste quels changements la guerre aura produits en toi ; quant à moi, j'ai peur qu'elle me rende profondément égoïste, mais précisons bien>. Egoïste à l'egard du monde, c'est à dire plus réaliste, plus positif, dans le but de mieux tirer mon épingle du jeu. Egoïste chez moi, c'est à dire plus désireux d'y trouver un bonheur plus complet, et par conséquent plus enclin à m'occuper du bonheur de ma petite femme et de mes fils. En somme, un resserrement de l'âme produisant une concentration des forces morales sur un milieu plus restreint. Au fond, je voudrais arriver à prendre et à garder cette attitude d'aimable indifférence dans mes relations, afin de mieux voir et utiliser les réalités ; mais c'est chose évidemment très difficile : se prêter aux gens sans


jamais se donner, vider son partenaire tout en restant impénétrable, ne croire à rien et utiliser tout ! Et comme contre-partie, causer davantage et de façon plus intime chez soi, établir une plus grande communauté de pensées d'idées et surtout d'aspirations entre soi ; sans doute, il reste bien q.q. chapîtres reservés, et nous ne nous faisons plus d'illusions sur ce point ni l'une ni l'autre ; mais le champ des intimités à développer reste néanmoins immense. Vu du point de vue théorique, tout cela n'est pas très beau ; mais la guerre est une réalité si puissante et si mêlée, qu'elle vous force bien à voir les réalités et à descendre des nuages plus ou moins bleus ; songe : elle vous rappelle à chaque heure la fragilité de la vie, elle vous plonge dans un niveau de civilisation matérielle qui etait dépassé depuis plus de 20 siècles, elle vous met en contact permanent – je ne dis pas intime – avec des gens dont on ne soupçonnait pas l'infinie variété, elle vous place sous l'autorité de gens souvent médiocres et leur donne sur vous les droits les plus extrêmes (théoriquement au moins), elle vous fait collaborer à une œuvre qu'on n'a ni les moyens


ni surtout le droit de comprendre, enfin elle vous fait témoin des injustices les plus énormes et les plus diverses que l'imagination en délire ait jamais enfantées. Comment ne vous pétrirait-elle pas fortement, surtout quand son action s'exerce aussi longuement ? Et puis, je vis dans une quasi-solitude morale ; mes mains sont plus souvent occupées que mon esprit ; forcément je suis amené à faire une revision des idées, des principes de conduite, des règles d'action sur lesquels je vivais jusqu'ici ; et cette revision devient peu à peu une lessive.- Peut-être vas tu penser que, entraîné par ma plume et mon mouvement de confidence, je pousse les choses un peu loin : ce n'est pas impossible ; mais à n'en pas douter, je sens se faire en moi une évolution profonde ; bonne ? je le crois, mais il faut attendre la consécration de l'experience. Un jour où tu seras d'humeur à causer, tu me répondras. Dis ?

Je viens de lire un ouvrage prosaïquement et puissamment réaliste- cela sert de transition et aussi un peu d'explication à ce qui précède. Le titre, assez


quelconque : Mme la Boule ; l'auteur, à peu près inconnu pour moi : Oscar Méténier ; le milieu, pas propre : les bas etages de la banlieue parisiennes ; les « héros », rarement sympathiques et toujours amoraux. Mais c’est vivant et précis ; pas de phraséologie, pas de morale, pas de thèse, rien des descriptions languissantes ; des portraits nets, des explications sobres, des jugements resserrés en deux mots, une logique implacable dans la suite des evènements et dans l’evolution des personnages. La seule conclusion qui s’en dégage bien nettement pour moi, c’est la laideur du monde, ou plutôt d’un certain monde ; en réalité, la moyenne des hommes est plus plate et moins laide que les personnages de mon auteur.- Et son livre-joint à l’action du milieu où je vis, m’a fait trouver bien fade « le Lys dans la vallée » qui sera le sujet d’un de mes prochains bavardages.

Comme il ne faut abuser de rien, pas même du celuidroit de bavarder avec sa petite Louise, je vais clore. Mais auparavant, il me faut répondre à ta gentille offre ; puisque cela te fait bien plaisir, envoie-moi (ou fais-moi envoyer plutôt) un pâté mâconnais ;


mon plaisir à le recevoir sera en proportion du tien à me l’offrir ; inutile d’ailleurs de te presser, je suis encore pourvu.

Une taquinerie, pour terminer. Tu avais accepté un cadeau pour ta fête ; nous devions même le choisir ensemble ; je ne me le suis plus rappelé pendant ma permission (mea culpa !), et voilà que le ou les louis se sont perdus dans ta masse ! il faudra les en séparer, et vous exécuter madame ma femme. Sinon, gare aux suites !

Bibi à mes chers petits, et toutes sortes de tendresses à ma Louise.

Jean

P.S Je fais bien des vœux pour que tu retrouves de l’appétit et ta tête bien libre ; parle m’en ; n’oublie pas de te soigner le plus possible : à defaut d’autres raisons, c’est une obligation de petite femme aimée !

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