Transcription :
Lundi 13 9bre
Ma petite Louise,
Une nouvelle semaine recommence ; hier, je n’ai pas eu le temps de me
raser, nous avons été bousculés de besogne, le brouillard nous enserrait etroitement
et les cloches se taisaient jusque très loin jusque à l’ouest. Aussi n’ai-je pas eu
la moindre conscience que c’était dimanche ; vers 10 heures seulement, en
m’allongeant dans ma caisse, je me suis pris à rêver des paisibles et heureux
dimanches d’autrefois ; heureusement le sommeil est venu m’arrêter promptement dans
mes songeries déplacées. Et j’ai dormi comme un loir jusqu’au lendemain à 7
heures.
Il y a exactement un mois ce soir, je te faisais la bonne surprise d’arriver et de vous embrasser très fort tous les 3. Mais, comme tu le dis très justement, ce retour en arrière ne m’attriste pas, car je constate que ns avons déjà parcouru un quart du chemin qui nous conduit à la prochaine réunion. Après tout, le temps passe, sans trop de traînerie, et nous arriverons au
bout des 3 derniers quarts !
Je suis un peu ennuyé de te savoir enrhumée des bronches ; je compte bien que tu te
soignes attentivement ; mais par contre, je sais que c’est assez long à partir ; et
surtout, je suis un tantinet inquiet de la périodicité de ces accidents : voilà q.q.
années, tu prends 1 ou 2 gros rhumes à chaque hiver ; penses aux
bronchites chroniques et au reste qui peuvent s’en suivre ; et dis-moi qu’il faut te
couvrir la gorge un peu plus avant de sortir. Un coin de décolleté, c’est fort joli
à la maison, mais dehors c’est aussi fort dangereux. Y penseras-tu
sérieusement ?
Toujours dans le même ordre d’idées, as-tu conduit André chez Boujitat ? Son pauvre nez aurait grand besoin de soins, et ses nerfs s’en trouveraient mieux également. – A propos de football, je comprends ses hésitations ; d’un côté, cela lui ferait grand plaisir et grand bien ; de l’autre, il risque un coup de pied malheureux, lui surtout qui n’est pas adroit. Pourtant, si j’étais sûr qu’il ne jouerait qu’avec des
enfants de son âge, je le laisserais aller chaque jeudi, les avantages me paraissant l’emporter sur les inconvénients. Donc questionne-le, et agis ensuite en conséquence ; tu pourrais d’ailleurs diriger des promenades de ce côté quelquefois. Et le pauvre Minet n’a donc aucun camarade pour se promener et jouer les jeudis et dimanche ? ce serait pourtant bien à désirer ! Il faut voir ça.
As-tu remarqué comme les plus « grands » journaux nous font pressentir un nouvel et énorme effort de nos ennemis ? En Roumanie, leur coup est loin d’être paré : Mackensen avait commencé à franchir le Danube, Falkenhayn continue à avancer sur les lisières de la plaine de Valachie, Buccarest est toujours menacée. L’Echo et le Journal croient savoir qu’une autre grande offensive boche va soudain se déclencher sur un autre point, encore inconnu. Enfin la production des munitions va encore être intensifiée chez tous nos ennemis. Je ne parle pas des évènements en Pologne qui vont permettre aux
Austro-Boches d’incorporer, de gré ou de force, 4 ou 300.000 soldats polonais. L’Echo, bien renseigné d’ordinaire, écrit carrément que les Boches vont faire l’impossible pour retourner la situation à leur profit, et il n’ajoute pas que cette menace est vaine. – Je la prends, moi, très au sérieux ; et la preuve, ce sont les voyages mystérieux de nos grands chefs : le ministre de la guerre à Salonique, Joffre en conférence avec Cardorna dans les Alpes, les généraux russes et français promus au commandement des armées roumaines et amenant avec eux de forts groupes de nos officiers ; tout cela et bien d’autres indices, atteste que les dirigeants alliés ne se font aucune illusion sur la gravité des circonstances. Je continue à penser que la lutte ne fera que croître en violence jusqu’à la fin, pour aboutir à un résultat incertain et à coup sûr incomplet. – Lis, dans le communiqué publié aujourd’hui, un mot sur Armaucourt qui m'intéresse spécialement ; je ne puis préciser et compléter.
Toutes mes tendresses à mes 3 chéris.
Jean