"L'au-revoir" des hommes, la séparation des familles en gare. - 1914-08-01
Transcription :
bien quelle est la portée, quelle est la puissance de ces mots " Sans délai " ? Ce père de famille va sans délai partir pour Nancy, pour Verdun, pour Toul ; il s'arrachera sans délai aux pleurs de sa femme, aux caresses de son petit enfant, à ses habitudes, à sa tranquillité ; le jeune homme s'arrachera à sa fiancée, à ses parents ; ils iront l'un et l'autre, sans délai, au-devant de la mort et des souffrances. Tous sans exception sont partis immédiatement et sans délai, l'ouvrier, l'employé et le commerçant, le rentier et le besogneux, l'honnête homme et l'homme taré. J'ai délivré un ordre de transport à un manoeuvre qui rejoignait à Toulon-sur-Mer la section des exclus, et cet homme, ce déchet de la société auquel en temps normal toutes les portes sont fermées, cet homme auquel la société n'a certes pas prodigué ses caresses, est parti aussi immédiatement et sans délai, sans le moindre murmure. Les uns, futurs entraîneurs d'hommes, sont partis, l'âme enflammée, les dents et les mains crispées, prêts déjà à fondre sur l'ennemi qui voulait nous anéantir ; les autres sont partis passivement par obéissance : le son du clairon avait converti subitement chaque citoyen en un soldat et l'habitude de l'obéissance, apprise à la caserne, avait réapparu instinctivement à la surface ; les ordres de ce clairon ne se discutaient pas plus que ceux du clairon appelant jadis, dans la cour de la caserne, au réveil, à l'exercice ou à la corvée. Pendant des jours et des jours, nous avons vu défiler en gare des théories d'hommes jeunes et forts, accompagnés des femmes et des enfants ; les uns chantaient, d'autres bravaient, d'autres plus graves marchaient silencieusement, donnant la main à leurs enfants, mais aucun d'eux n'était hésitant. L'" au revoir ", qui pouvait être, qui devait être si souvent un Adieu, semblait bien un peu ému ; le partant l'abrégeait, le brusquait parfois, voulant jusqu'au bout montrer aux siens une insouciance factice. Et lorsque les femmes et les enfants retournaient en groupes à leurs demeures vides