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Dimanche, le 10 8bre 1915,

Mon cher André,

J’ai reçu ta lettre de jeudi hier au soir samedi, à 10 heures ; elle est longue et affectueuse, bien sincère surtout, et elle me prouve que tu cherches t’efforces d’être un bon fils. Continue, mon cher grand garçon, car nous en avons tous deux besoin, ta maman et moi.

Pour te récompenser de tes bons sentiments et de tes sages résolutions, je vais t’expliquer avec précision comment on nourrit les soldats aux tranchées. Tu vas comprendre que c’est une chose difficile et compliquée :

Et d’abord, nous ne pouvons pas préparer nos aliments dans les tranchées ; il faudrait, pour cela, faire passer par d’étroits boyaux quantité de choses lourdes et encombrantes : eau, viande, légumes, café, bois, etc. Puis l’ennemi apercevrait la fumée de nos feux et ses obus tomberaient sans relâche sur les marmites et les cuisiniers. Donc il faut, de toute nécessité, que nos repas soient préparés au loin et apportés la nuit.

Les nôtres sont cuits à 10 kilomètres d’ici, 10 Km tu entends bien. Pour cela, on se sert de cuisines roulantes. Une cuisine comprend 2 parties : 1° un avant train, analogue à celui des pièces d’artillerie, et dans lequel on loge les provisions du jour ; 2° la cuisine, sorte de grande chaudière en acier, divisée en 2 compartiments, avec foyer au-dessous, cheminée au dessus, la cuisine s’accroche à l’avant-train et roule sur les routes tout en continuant à cuire. On peut y préparer 2 choses en même temps, soit le café et la soupe grasse, soit


du rata de pommes et du bœuf rôti ; les compartiments sont assez grands pour contenir le repas de 250 hommes (effectif de guerre d’une compagnie d’infanterie).

Ces explications données, voici ce qui se passe chaque jour. D’abord, de grand matin, les cuisiniers reçoivent les vivres pour la journée du lendemain ; vite ils épluchent les légumes, moulent le café, cassent le bois, puisent de l’eau, chauffent la chaudière. A 6 heures du soir tout est prêt dans la marmite bouillante. Alors les difficultés commencent. On attelle les 2 chevaux à la cuisine, et à la nuit tombante on se met en route pour les tranchées ; on marche sans lanterne, sans bruit, sur les accotements de préférence, afin d’être moins visible ; on change de chemin fréquemment, parfois même il faut rouler à travers champs. Et pourquoi tout cela ? Parce que l’ennemi, qui veut à tout prix nous empêcher de manger, bombarde tous les chemins entre 18 heures et minuit ; et parfois il atteint son but : un 105 écrase chevaux, conducteurs et cuisine, j’en ai vu un exemple.

Donc, « après bien des périls » la machine arrive au commencement des boyaux ; il faut bien qu’elle s’arrête là. Elle y rencontre ce que nous appelons « la corvée de soupe » ; ce sont des hommes chargés, à raison de 2 par escouade, d’apporter les vivres jusqu’à la tranchée. L’un porte en sautoir 7 bidons de vin, 1 bidon d’eau-de-vie, et une musette pleine de morceaux de viande ; à la main il tient une marmite de café (4 ou 5 litres). L’autre se charge de la marmite de bouillon ou de rata, et comme collier il se passe une corde qui traverse 7 pains de 1Kg.500. Ajoute à cette charge obligatoire, le courrier, les paquets envoyés aux soldats, les petites commissions pour leurs camarades, et tu comprendras


que ces 2 malheureux sont chargés littéralement comme des bêtes de bât. Ainsi affublés de choses lourdes et encombrantes, ils doivent parcourir, 2 heures durant, dans la nuit noire, des boyaux larges de 60 centimètres environ souvent boueux et toujours raboteux ; tu devines ce que peut-être leur marche dans de telles conditions : ils suent, ils geignent, ils jurent, ils trébuchent, ils glissent, ils se heurtent ; quand un obus arrive, il leur faut se coucher, et plus vite que ça, au risque de renverser les marmites et bidons ; pour faire un croisement, il n’y a qu’un moyen : rejeter la charge sur les parapets, se baisser dans le fond du boyau pour que le passant vous enjambe, puis reprendre son faix et repartir. Tu comprends maintenant pourquoi nos repas ne nous arrivent jamais intacts, une partie a été répandue dans les boyaux et les pains sont recouverts de boue.

Vers 11 heures, la corvée de soupe arrive aux tranchées, avec des marmites froides depuis longtemps ; les 2 malheureux s’étendent n’importe et où et dorment comme des bêtes ; leurs camarades d’escouade arrivent, et le caporal distribue les vivres. Cela encore ne va pas tout seul, parce qu’il fait noir, que certains hommes essaient de tricher, que les rations de vin et d’eau-de-vie sont toujours insuffisantes, que l’eau fait totalement défaut. Ce partage achevé, sous l’œil narquois de la lune ou dans le brouillard épais, les poilus se mettent à table ; je veux dire que, debout dans la tranchée, leurs aliments placés sur la banquette de tir, le fusil appuyé contre eux, ils se mettent à peler leur pain (à cause de la boue), à essuyer assiette ou gamelle avec un papier ; torcher leurs doigts boueux dans le pan de leur capote, et enfin à manger. Vers minuit, c’est fini ; chacun retourne à sa place, qui au créneau, qui au


poste d’écoute, qui au terrier, qui à la corvée de creusement.

Tu vois clairement l’une des conséquences de la guerre actuelle : notre nourriture coûte très cher à l’Etat, on ne nous donne que des denrées de première qualité et en quantité suffisante, enfin on emploie un personnel et un matériel considérables pour nous ravitailler ; et bien, malgré tout cela, nous sommes mal nourris, d’aliments froids et toujours les mêmes, et nous mangeons dans des ustensiles sâles avec des mains plus sâles encore. Et tu sais, quoi qu’on fasse, on ne pourra pas améliorer cette situation ; c’est l’une des plus grandes misères de la guerre, parce qu’elle est de tous les jours de toutes les heures ; la plupart des gens pensent peu à cela, et bien crois-moi : en réalité les soldats souffrent plus de leur alimentation insuffisante que du froid, des obus et des veillées au créneau.

- Maintenant que j’ai longuement causé avec toi, presque comme avec un grand camarade, je vais te charger de toutes mes commissions du jour. A maman : sa lettre du 6 m’est arrivée avec la tienne et elle est gentille de tant s’occuper de moi ; je trouverai sans doute son colis ce soir, en arrivant en réserve à l’arrivée de la corvée de soupe. A Pépé : je lui suis bien reconnaissant d’être avec vous, de s’occuper de vous, de rassurer maman. A Minet : je pense souvent à sa petite frimousse rose ; sa prochaine lettre me montrera s’il a beaucoup désappris, mais je veux que personne ne l’aide, si peu que ce soit. A tous : tu distribueras bien en mettant tout ton cœur, mes baisers les plus affectueux, et naturellement tu en garderas q.q. uns pour toi.

Ton papa chéri,

Jean
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